Le récit du dernier meunier du moulin

Pour aller plus loin…..
XIV – Le Moulin de Camandoule

Il y a cinquante ans, j’avais vingt ans et je rentrais dans la vie active.

Curieuse expression que « rentrer dans la vie active » c’est comme si avant vingt ans je n’avais jamais rien fait. Mes premiers vrais souvenirs, ceux qui restent gravés dans la mémoire, je les ai réellement à partir de l’âge de six ans, c’est-à-dire depuis l’occupation de Paris par l’armée allemande et je peux dire que de six à vingt ans, pour un inactif, je peux en raconter des histoires. Voici celle que je t’ai promise.

Une fois, je t’ai dit que j’avais toujours été intéressé par les moulins, qu’ils soient tours, à chandeliers ou caviers, qu’ils soient actionnés par l’eau ou par le vent. Ce n’est pas tout à fait exact, je m’y suis intéressé, après en avoir fait fonctionner un pendant quelques années. C’était fascinant.

J’avais vingt ans donc. Cela se passait en Provence, dans le Haut Var entre Draguignan et Grasse, à Fayence plus précisément. Le village était accroché – je suppose qu’il l’est encore – au sommet d’une colline dominant une plaine où on cultivait, de la rose, du jasmin, de la lavande pour les parfumeries de Grasse, et de la vigne. Les oliviers poussaient sur des « restanques », délimitées par des murets en pierres sèches qui s’étageaient, jusqu’au sommet de la colline.

Fayence est un joli village provençal avec sa grande place rafraîchie par le feuillage des platanes. Les anciens s’y réunissaient le soir pour jouer le pastis à la pétanque. Il y avait un restaurant, une épicerie qui faisait bazar, un boucher charcutier qui cuisinait la caillette à merveille, une boulangerie où la fougasse du matin à peine sortie du four vous fondait dans la bouche.

Il y a cinquante ans, la vie était plaisante dans ce petit village provençal.

Son nom viendrait d’une dénomination latine signifiant, endroit agréable. J’y suis retourné il y a une vingtaine d’années pour montrer à mon fils cet endroit où j’avais vécu et dont je lui avais tellement parlé. J’ai eu du mal à reconnaître les lieux, alors qu’est ce que ce doit être maintenant, je n’ose l’imaginer.

En prenant la route au pied de la colline, en direction de Seillans, il y avait encore, quand j’y suis allé la dernière fois, un chemin en terre battue qui serpentait dans la plaine et mourait en se heurtant à une chapelle abandonnée. A cent cinquante mètres de son début, sur la gauche, une allée plantée de mûriers menait à une propriété longée par une rivière.

La rivière s’appelle la Camandre, la propriété le Moulin de Camandoule.

Ce nom évoque à lui seul, toutes les senteurs de la Provence, un mélange subtil de thym, de romarin, de lavande, d’aïoli et d’huile d’olive.

L’allée de mûriers se terminait sur un aqueduc que l’on prétendait romain. En passant sous une de ses arches, on se trouvait devant l’entrée la maison, un vrai mas provençal avec un rez-de-chaussée et un étage. Une tour avec une toiture à une pente flanquait le côté droit du logis. Comme toutes les anciennes maisons provençales, la façade principale était orientée au sud. Les fenêtres étroites étaient munies de volets battants pour se protéger du soleil l’été et du froid l’hiver car, il ne faut pas s’y tromper, les hivers peuvent être rigoureux en Haute Provence. La façade au nord était aveugle pour se protéger, surtout pendant les mois rudes, du mistral frigorifiant. Au nord, la façade était plus haute que celle au sud et, de ce fait, la toiture n’avait qu’une pente.

Devant la maison, un assez grand bassin protégé du soleil par un vieux mûrier, servait à l’arrosage du potager descendant jusqu’à la rivière, bordée de peupliers.

La maison d’habitation était prolongée par divers bâtiments Au moulin de Camandoule, on faisait de l’huile d’olive.

En fait, il y avait deux moulins.

Le moulin principal jouxtait le mas. Là, on y écrasait les olives dont on tirait la meilleure huile. Cachée dans un réduit haut et étroit, une imposante roue à aubes, recueillait l’eau amenée par l’aqueduc et permettait de mettre en mouvement les mécanismes des moulins.

Dans l’autre moulin se traitaient les huiles de qualité inférieure.

A l’intérieur, le moulin principal était remarquable. On se croyait transporté des siècles en arrière. En entrant, le regard butait sur une énorme pierre en granit qui tournait, autour d’une épaisse poutre en chêne, dans une cuve dont le fond était recouvert de carreaux vernissés.

En face, nichées dans des alcôves en pierre, trois grandes presses en bois sous lesquelles s’entassaient de curieuses galettes plates en raphia et qui ressemblaient à des paillassons, les scourtins

Au fond du moulin une cuve en pierre, sorte de gigantesque bouilloire, surmontait un foyer ouvert où il y avait encore les cendres du dernier feu qui avait été allumé pour chauffer l’eau.

Tout cela était dominé par un savant engrenage de roues dentées en bois, de leviers et de courroies en cuir permettant d’actionner la roue pour écraser les olives et les presser ensuite pour extraire l’huile.

Sur le sol mal pavé, un capharnaüm de bidons et de jarres ventrues en grès, dont certaines, très anciennes auraient fait le bonheur des antiquaires. L’autre moulin était identique en plus petit et, bien qu’il n’ait plus fonctionné depuis longtemps, il y flottait encore une odeur écœurante d’huile rance.

Au Moulin de Camandoule les bâtiments étaient en mauvais état. Autour, il y avait quatre hectares dont une vigne, était en friche, mais le tout avait un charme fou. Je n’ai eu de cesse de lui rendre vie.

A l’automne 1954, je m’installai au Moulin de Camandoule, avec une bonne dose d’inconscience mais une foi à déplacer les montagnes.

J’avais deux soucis: Le premier, par ordre chronologique, était de planter des arbres fruitiers sur la totalité du terrain. Cela m’était facile, c’était dans un domaine que je connaissais.

Mon deuxième souci, en fait le premier en importance, était de faire revivre le moulin et là, je pénétrais dans un monde totalement inconnu. Je fis part de mon problème à droite et à gauche dans le village et on me conseilla de voir un certain Arnéodo qui avait travaillé au moulin. Il avait la réputation de très bien connaître son métier mais d’avoir un caractère de cochon.

J’ai rencontré Arnéodo au Moulin de Camandoule. D’après ce que j’avais compris lors de mes entretiens avec les gens du village, le moulin, tant qu’il y travaillait, avait une très bonne réputation, mais il s’était disputé avec l’ancien propriétaire, un vieux grigou et il le quitta du jour au lendemain. Le vieux grigou essaya bien de trouver d’autres ouvriers, mais cela ne marcha pas et le moulin ferma. Arnéodo me confirma ce que je savais déjà.

Au cours de notre entretien, je lui expliquai que je cherchais un homme à demeure pour m’aider à mettre en valeur les terres et pour faire marcher le moulin car là je n’y connaissais rien. Il me regarda un moment sans rien dire. Puis il se décida : « Si j’accepte, je veux être le patron pour la saison de l’huile. Dans le moulin, c’est moi qui commande. »

Nous sommes tombés d’accord sur cette question, essentielle pour lui, le reste ne posa pas de problème.

Il était difficile de donner un âge à Arnéodo., entre cinquante et soixante ans peut-être. Pour un Provençal, il était grand, aussi grand que moi avec des yeux bleus et froids. Il roulait ses cigarettes avec du tabac gris enveloppé dans du papier maïs. Le mégot qu’il rallumait sans cessene quittait pas sa lèvre inférieure même quand il parlait, je devrais plutôt dire quand il bougonnait. Sa moustache était à force, jaunie par le papier maïs et brûlée par la flamme trop forte de son briquet tempête. Une casquette rivée sur sa tête, une ceinture de flanelle, un pantalon gris à rayures et un gilet complétaient sa tenue. Je ne l’ai jamais vu autrement.

De septembre à fin novembre, le travail consista à mettre en état les terres en friche, vendanger le peu de raisin sur les ceps et le porter à la coopérative viticole en échange d’une piquette qui n’avait de vinque le nom. L’Etat donnait une prime (hé oui déjà!) pour supprimer les vignobles sans intérêt et les remplacer par des pommiers. Arracher la vigne, labourer, nettoyer le terrain et planter les pommiers nous occupa jusqu’au début de l’hiver.

Arnéodo travaillait consciencieusement mais sans enthousiasme. Visiblement, je le sentais impatient de commencer la saison des olives. De mon côté je ne pouvais qu’être satisfait du comportement de mon ouvrier. La seule chose qui m’ennuyait, c’était à l’heure des repas; nous les prenions ensemble comme deux vieux garçons (il était stipulé dans nos accords qu’il était nourri et logé).

Sa conversation qui se limitait à quelques grognements n’était pas ce que je qualifierais de stimulante. Mon seul motif de satisfaction était de lui voir enlever de sa lèvre inférieure son éternel mégot de papier maïs, il n’avait pas trouvé de solution pour le conserver en mangeant.

Je ne connaissais rien de la vie privée d’Arnéodo. Une ou deux fois j’essayai de lui extirper quelques indices mais je me heurtai à la froideur de ses yeux bleus et j’y renonçai.

Le samedi, à la fin de la semaine de travail, il mettait des vêtements propres, montait au village se faire raser (à cette époque, les coiffeurs tenaient aussi le rôle de barbiers) et passait sa soirée à jouer à la belote.

Quelquefois, le dimanche, il m’annonçait qu’il devait aller voir une sœur à Draguignan et qu’il ne rentrerait que le lundi matin.

A son retour, je n’osais pas lui demander des nouvelles de sa sœur. Était-ce bien sa sœur ? Peut-être avait-il une maîtresse qu’il honorait de temps en temps d’une visite ; je ne le crois pas à cause de la position du mégot en papier maïs bien en place sur la lèvre inférieure.

Début décembre, Arnéodo déclara qu’il était temps de mettre le moulin en état et de faire la tournée des cultivateurs pour leur annoncer sa réouverture. Nous avons commencé notre périple sur les routes du Haut Var. Les vieux paysans provençaux regardaient avec méfiance le jeune homme, moi en l’occurrence.Il avait l’air d’un gamin et puis il n’avait pas d’accent ou plus exactement il avait l’accent pointu des Parisiens, ce qui était pire. Mais le père Arnéodo, ils le connaissaient bien et, en général, ils confirmèrent qu’ils apporteraient leur récolte au moulin.

A cette époque, la vigne et l’olivier constituaient la principale source de revenus des paysans, et je me félicitais d’avoir engagé Arnéodo car, sans lui, il était évident que personne ne serait venu m’apporter ses olives.

A la mi-janvier, la récolte des olives commença. C’était fascinant de voir le moulin en action. Je constatai que la réputation d’Arnéodo n’était pas usurpée. Dès cinq heures du matin il se levait, allumait le feu sous la cuve à eau, vérifiait l’état des courroies et branchait l’eau pour mettre en action l’énorme roue à aubes.

A partir de sept heures du matin, les paysans arrivaient avec leurs chargements d’olives entassées dans des sacs en jute qui étaient aussitôt vidés dans la cuve où se trouvait la lourde pierre de granit. Arnéodo enclenchait le mécanisme, le broyage commençait. Le moulin s’emplissait d’abord du bruit des noyaux cassés par la meule et puis lentement l’effluve des fruits écrasés chatouillait les narines. C’était le soleil et la bonne humeur qui pénétraient dans le moulin.

Cette première opération donnait un peu d’huile qui tombait dans un grand tonneau rempli d’eau sous la cuve.

Quand il estimait que la quantité d’huile surnageant à la surface du tonne au était suffisante, Arnéodo la ramassait délicatement sur une sorte de poêle sans rebord et la versait à part dans un bidon.

C’est à cette opération très délicate que l’on jugeait de l’habileté de l’ouvrier car il n’était pas question de mélanger l’huile et l’eau et même à la fin quand la pellicule huileuse, était très mince, Arnéodo réussissait à la ramasser sans la moindre goutte d’eau. La meule passait et repassait écrasant les olives. Quand il estimait que la pâte était bien homogène il en bourrait les scourtins, et les empilait sous les presses nichées dans les alcôves en pierre. Arnéodo changeait alors de sens les courroies de transmission et, toujours grâce à la force produite par la roue à aubes, les presses descendaient lentement écrasant les galettes et leur contenu. L’huile coulait comme une rivière d’or le long des piles de scourtins et tombait dans les grandes cuves pleines d’eau. Le travail de récupération commençait réellement sous l’œil soupçonneux des paysans.

La première presse, la presse à froid donnait l’huile vierge à la belle couleur lumineuse et son parfum incomparable emplissait le moulin.

Il restait beaucoup d’huile dans la pâte. Arnéodo la malaxait dans les scourtins avec de l’eau chaude et pressait à nouveau. L’huile obtenue au deuxième passage était un peu plus verte, un peu plus acide, mais encore tout à fait consommable.

En rémunération de son travail, le meunier gardait un dixième de l’huile pressée dans le moulin principal, aussi, les paysans assistaient au pressage jusqu’à la finpour vérifier que les comptes étaient bien respectés.

Le meunier gardait également pour lui toute l’huile traitée dans l’autre moulin et les produits résiduels.

Dans le deuxième moulin, on produisait de l’huile dite de ressence, très épaisse et acide, destinée aux raffineries. Il ne fallait pas moins de deux pressages supplémentaires pour sortir à la fin un produit à l’aspect d’huile de moteur, et qui après traitement était utilisée dans les savonneries ou transformé en tourteaux par les fabricants d’engrais. Ce dernier travail s’appelait »l’enfer ».

Tout ce travail était rude et ingrat, mais rentable. Il ne fallait pas moins de quatre pressages en faisant à chaque fois bouillir la pâte pour extraire tout ce qui pouvait l’être mécaniquement.

A la fin de ces opérations successives il ne restait plus au Moulin que les noyaux d’olives brisées et là il n’y avait pas d’huile. On appelait cela le grignon. Sais-tu ce que je faisais avec ce grignon ? Hé bien, je me chauffais avec. Avoue qu’à cette époque, nous étions de vrais écologistes!

L’atmosphère dans le moulin principal était inoubliable.

Il y avait d’abord le grondement de l’eau tombant sur les aubes, le craquement des noyaux broyés par la pierre, le frottement des courroies, le chuintement des presses. Et puis il y avait la vapeur émanant de la chaudière et des corps en sueur et surtout cet incomparable parfum des olives écrasées comme si toutes les bonnes odeurs de la Provence était entrées dans le moulin.

Quand une pression était terminée, il y avait toujours quelqu’un pour faire griller,sur un feu de sarments de vigne ou de grignon, des tranches de gros pain qui étaient ensuite frottées à l’ail et imbibées d’huile vierge sortant de la presse.

Ces rôties étaient accompagnées de vin rouge ou rosé et comme le travail était pénible, ces pauses arrosées étaient les bienvenues.

Pendant la saison de l’olive, le moulin était ouvert tous les jours et, souvent le dimanche, des chasseurs apportaient des grives, les enfilaient sur des brochettes et les faisaient griller sur les sarments de vigne en ne manquant pas de rajouter dans le feu des brindilles de farigoule et de romarin. Les rôties recevaient le jus parfumé des oiseaux; un vrai régal. Ces jours-là, le vin rosé aidant, il y avait une joyeuse animation dans le moulin et même le taciturne Arnéodo avait le sourire.

Grâce aux conseils et aux explications d’Arnéodo, j’arrivai à reconnaître assez rapidement les meilleures variétés et les meilleurs crus d’olives. Comme pour le vin,

le terroir a une grande importance et l’huile est d’autant plus fruitée que les oliviers poussaient sur l’adret des coteaux de Cabris ou de Cotignac.

Après un mois d’apprentissage, sous les ordres de mon ouvrier, je décidai de me lancer. Je partis acheter des olives pour compléter le travail à façon du moulin.Les discussions étaient serrées et les paysans qui entendaient bien tirer le meilleur prix de leurs récoltes, essayaient de profiter tout naturellement de mon inexpérience et de ma jeunesse; pour un début je ne me débrouillais pas trop mal.Le jour oùj’ai compris que l’olive constituait une véritable richesse pour les Provençaux, c’est après avoir négocié avec une brave veuve, qui habitait dans le ravissant village d’Entrecasteaux, l’achat de sa production. Elle avait la réputation d’avoir des olives de grande qualité et, bien que veuve et âgée, elle savait parfaitement défendre ses intérêts. Sur la vue d’un échantillon qu’elle m’avait montré, tout en m’offrant un petit verre de vin de noix de sa production nous tombâmes d’accord sur le prix. Je lui demandai donc où je pouvais charger les olives. La brave dame m’amena dans sa chambre; elle dormait sur ses olives comme un avare sur ses écus.

A la fin du mois de février le moulin ferma ses portes. Le bilan de la saison était bon et j’estimai que je pouvais me lancer dans la production de melons en attendant que les pommiers, que j’avais décidé de planter grâce à la prime d’arrachage de la vigne, entrent en production.

Arnéodo était lui aussi content, car en plus du salaire convenu, je l’avais intéressé au chiffre d’affaire et, surtout, il avait constaté que j’avais tenu parole en lui laissant diriger le moulin à sa guise.

Une fois les pommiers plantés avec l’aide d’Arnéodo, je tirai entre les arbres fruitiers des buttes bien droites destinées à recevoir les graines des melons. Fin avril, nous avons semé les cantaloups charentais.

A Fayence, au début de mon arrivée on avait regardé avec une curiosité moqueuse ce Parisien, ce fils de bourgeois, s’escrimer à dés empierrer les champs, à arracher les mûriers, mais cela se transforma en franche rigolade quand les voisins apprirent que je voulais planter des melons.

– Des melons ici, il est fada le Parisien, il faut laisser çà aux « gensses » de Cavaillon –

Tout le monde attendait avec une impatience sadique le moment où l’échec serait patent et même le père Arnéodo qui n’était pas plus convaincu que les autres, travaillait à contrecœur et supportait mal les réflexions des passants qui s’arrêtaient quand ils le voyaient travailler dans le champ.

« Oh Arnéodo, ils ne sont pas encore mûrs tes melons, tu crois que tu pourras les goûter avant les prochaines olives, c’est du cavaillon ou du parisien que tu plantes ? »

Quinze jours après les semailles, temps qui m’a paru interminable, la terre se gonfla puis se craquela et les premiers cotylédons apparurent. La levée fut homogène. Ensuite cela alla très vite. Les plantes bien soignées et bien arrosées poussaient rapidement et bientôt de larges feuilles, d’un beau vert foncé, recouvrirent en s’étalant toutes les buttes.

De Mai à Juillet, nous avons passé, Arnéodo et moi l’essentiel de notre temps à soufrer les plantes pour lutter contre l’oïdium, à pincer et à arroser les longues rangées qui faisaient cent mètres de long. Le pincement, qui devait être fait fréquemment pour favoriser le grossissement des fruits était un travail éreintant qui vous maintenait le dos courbé des heures entières mais, ce qui était le plus épuisant, c’étaient les séances nocturnes d’irrigation.

Selon les accords passés avec les riverains de la Camandre, je n’avais le droit d’utiliser l’eau qu’une fois par semaine de huit heures du soir jusqu’au lendemain matin à sept heures.

L’irrigation se faisant par gravitation, il fallait attendre que l’eau amenée par des rigoles tracées au pied des buttes atteigne la fin de chaque travée avant de passer à la suivante.

Equipés de binettes et de torches électriques nous passions la nuit à orienter et à surveiller le bon écoulement de l’eau, mais, de temps en temps, j’assurais seul le travail pour ménager le père Arnéodo qui n’était plus tout jeune. J’avais mis au point une technique pour me reposer. J’avais calculé, pour que l’eau atteigne l’extrémité de la rangée sans l’inonder, il fallait la changer de raie une vingtaine de mètres avant la fin.Je me couchais à même le sol avec une main dans la rigole d’irrigation. L’eau froide en atteignant ma main me réveillait et j’avais juste le temps de me précipiter au début du champ pour changer de travée et recommencer la manœuvre. Parfois l’eau sortait de son canal et ce n’était pas le contact sur ma main, mais sur mon dos trempé qui me réveillait.

Les fruits grossissaient à vue d’œil et le champ fut couvert par des petits ballons ronds qui dépassaient des feuilles.

Le premier août, je m’en souviendrai, toujours, j’ai trouvé le premier melon mûr. Il était bien rond avec une jolie couleur d’or, les tranches bien dessinées étaient séparées par des renfoncements bleutés. Le pédoncule légèrement craquelé à la jointure du fruit, laissait échapper une goutte de sève rouge comme un rubis. La minute de vérité était arrivée ! Arnéodo me prêta l’opinel qui ne quittait jamais sa poche. D’une main un peu tremblante je lui tendis la première tranche de notre premier melon. La chair avait une belle couleur orangée et le parfum qui s’en dégageait était agréable.

Après avoir craché son mégot de papier maïs et enlevé les graines, il mordit à pleines dents dans le fruit. « Alors ? » Alors il ne me répondit pas, me tendit le fruit entamé et sourit. Très parfumé, à la fois ferme et fondant, le fruit regorgeait de sucre et de soleil. C’était un succès. Ensuite tout s’enchaîna. A sept heures du matin le ramassage commença.

Je sélectionnai les fruits mûrs, coupai délicatement les pédoncules pour qu’ils restent accrochés aux melons. Arnéodo suivait avec le tracteur et chargeait les cantaloups dans la remorque puis les amenait dans le garage transformé en salle d’emballage. J’avais engagé deux jeunes filles du village. Elles travaillaient de neuf heures à midi et, après la sacro-sainte sieste, de seize heures à dix neuf heures. Sous mes directives, elles triaient, calibraient et emballaient les melons dans un joli papier légèrement ocré et les rangeaient dans des cagettes remplies de frison. Leur dernier travail consistait à coller à coté du pédoncule, une jolie étiquette rappelant la feuille de la plante et sur laquelle était inscrit en lettres d’or et en relief « Moulin de Camandoule « . Ensuite, après le départ des filles et avoir dîné, nous pesions et chargions les melons dans la camionnette. A trois heures du matin le lendemain je partais à Nice livrer mon chargement au marché du Pallion.

Quand je livrais à Cannes je partais une heure plus tard. Au début la vente avait été difficile car la marque n’était pas connue, et puis c’était la pleine saison, quand la marchandise est pléthorique, mais rapidement les acheteurs demandèrent du Moulin de Camandoule car ces melons à la chair ferme et parfumée et à la qualité régulière étaient appréciés .

Le chef cuisinier du Palm-Beach avait même demandé au courtier de Cannes de lui réserver ses meilleures cagettes. J »aimais, une fois la camionnette déchargée, flâner un peu sur le marché, surtout celui de Nice. J’y ai découvert, dans les petits bistrots qui bordent le Paillon, lestripes à la provençale. Crois-moi,et tu sais que tu peux me faire confiance en ce qui concerne la bouffe, les tripes sont cuites dans une sauce tomate épicée que tu saupoudres généreusement de Parmigiano Regiano A six heures du matin, c’est un vrai régal. La récolte dura jusqu’au quinze septembre. J’ai dormi pendant cette période pas plus de quatre heures par jour. J’ai terminé cette saison épuisé mais ravi parce que j’avais produit quarante tonnes de melons, mais surtout parce que les Fayençois venaient les acheter directement au moulin. « Après tout, il est pas si fada que cà le Parisien et puis, Bou Diou, il s’en est donné du mal celui-là. »

Pendant trois ans j’ai vécu au moulin une vie de rêve, et puis un jour, en quelques heures çà a été le drame.

En pleine nuit, la neige est tombée sans discontinuer sur le Var. De mémoire de Provençaux on n’avait jamais vu cela. Quand la neige cessa, ce fut le froid qui arriva, le thermomètre descendit jusqu’à moins quinze. Il suffit de quelques heures pour geler tous les oliviers du Var. Oh, ce n’était pas une simple gelée détruisant une récolte et dont on se remet ! Celle-là a frappé au cœur, tuant les oliviers, merveilles de la nature qu’aimait tant peindre Cézanne.

Les paysans du Var ont perdu la source principale de leurs revenus et les moulins furent obligés de fermer faute d’olives à écraser.

Un matin j’ai vu Arnéodo, une valise à la main. Je m’y attendais.
Pour la première fois que nous « vivions ensemble » je le sentis gêné.

«Vous savez le moulin sans les olives ! »

«Je comprends »

Je lui payai son salaire. Il reprit sa valise et marcha lentement vers la porte

«Arnéodo» Il s’arrêta et se retourna lentement.

«Je vous regretterai.»

Un instant, j’ai cru voir ses yeux bleus se voiler et son mégot de papier maïs trembler.

Quand je t’écris cette histoire cinquante après, je sais que je ne sentirai plus jamais cette odeur incomparable de l’huile vierge, je sais que je ne verrai plus jamais cette rivière d’or cascadant le long des scourtins, ;

je sais que je le regretterai toujours, le Moulin de la Camandoule.

M.C